Après le temps de la maladie, et parfois du deuil, vient celui de la colère et des explications. Des dépôts de plainte se multiplient partout en France pour demander justice. 

Après les hôpitaux, c’est au tour des tribunaux d’être submergés par le Covid-19. Moins de patients à réanimer mais toujours plus de plaignants déterminés à obtenir justice. Partout en France, ce sont plus d’une centaine de plaintes pénales qui ont déjà été enregistrées pour « homicides ou blessures involontaires », « mise en danger de la vie d’autrui » ou « abstention volontaire de combattre un sinistre ». Ces accusations émanent de familles de proches décédés, de maires, de syndicats ou d’associations.

« Le téléphone ne cesse de sonner, explique-t-on au standard de l’association Victime de coronavirus Covid-19 France (AVCCD). Nous recueillons des témoignages de victimes par dizaines depuis quelques jours, la communication et le bouche-à-oreille fonctionnent très bien, commente-t-on au sein de la jeune association qui a déjà recueilli 60 témoignages qui feront, eux aussi, l’objet de plaintes et d’action en justice. Et nous n’en sommes qu’au début ! »

Un procès « hors norme »

Face à cet afflux, le procureur de Paris, Rémy Heitz, a annoncé le 8 juin l’ouverture d’une vaste enquête préliminaire sur la gestion critiquée de la crise du Covid-19 en France. À cette investigation, s’ajoute le travail d’auditions mené par les parlementaires dans le cadre de la commission d’enquête sur la gestion de la crise sanitaire.

À ce stade, ces enquêtes ne constituent qu’une première réponse judiciaire. Mais « le procès qui en découlera s’annonce hors norme, exceptionnel », assure à France 24 Me Hervé Banbanaste, l’avocat qui défend les victimes de l’Association des victimes pour l’assistance et l’indemnisation du Covid-19 (Avaic19). « C’est la première fois que des plaintes sont déposées alors que la crise bat son plein », explique de son côté le procureur de Paris qui appréhende un travail « considérable » et une « situation historique ». Jusque-là, « dans les grandes affaires de santé publique (sang contaminé, amiante…), la justice est intervenue bien a posteriori. »

Le procès pourrait d’ailleurs « prendre entre cinq et sept ans », estime de son côté Fabrice Di Vizio, l’avocat mandaté par le Collectif C19 et l’AVCCD France, dans un autre entretien accordé à notre rédaction. « Mais il est important que ce procès soit long, car dans cette affaire, il faut comprendre les implications et les responsabilités de chaque acteur de la chaîne sanitaire. C’est un véritable travail de fourmi qu’il faut désormais mener. Mais c’est à ce prix que l’on obtiendra la vérité. »

Plaintes contre les Ehpad 

Déposées, le plus souvent contre X, les plaintes visent aussi bien les membres du gouvernement que des responsables de l’administration, notamment le directeur général de la Santé : Jérôme Salomon, en première ligne médiatique lors de l’épidémie en France. Sont également visés, pêle-mêle, Santé Publique France, les Agences Régionales de santé (ARS), l’Ordre des pharmaciens ou encore l’administration pénitentiaire.

Mais ce sont les Ehpad qui ont été les premiers montrés du doigt. Il faut rappeler que ces hébergements pour personnes âgées dépendantes ont payé un lourd tribut au coronavirus : 9 738 résidentes et résidents y sont décédés. Soit plus d’un tiers du total des victimes françaises. Une première enquête préliminaire a été ouverte par le parquet de Nanterre, après le dépôt d’une plainte par la famille du résident d’un Ehpad de Chaville (Hauts-de-Seine) mort le 25 mars. Puis une deuxième à Grasse, le 2 avril. Et devant la multiplication des plaintes déposées contre ces établissements, des familles se sont réunies dans une association baptisée Collectif 9 471… en référence au nombre de morts recensés dans les Ehpad au 5 mai 2020, jour de la création de l’association.

« Honorer [la] mémoire »

Parmi les plaignants, figurent aussi des proches de professionnels, comme la veuve d’Ali Djemoui. Médecin exerçant à Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne), en banlieue parisienne, ce généraliste de 59 ans est décédé le 2 avril après avoir eu en consultation près 1 400 patients en un mois, à raison d’une soixantaine par jour, six jours sur sept avec des moyens de fortune. « Dès la fin du mois de février, l’État affirmait que les médecins généralistes n’étaient pas au contact de patients Covid. Or le Dr Djemoui était mobilisé auprès de patients qui toussaient », lance Me Di Vizio. « Entre fin février et mi-mars, les médecins généralistes n’ont pas eu droit aux masques dont ils avaient besoin. » Et le juriste de poursuivre, « l’Ordre des pharmaciens n’a pas non plus donné de consignes pour faire importer des masques, il s’est abstenu. Il aurait fallu que les pouvoirs publics déclenchent la phase 3 dès la fin du mois de février ».

Depuis, la femme du défunt et mère de quatre enfants entend porter le combat de son époux devant la justice. Elle met en cause la responsabilité de l’État et celle de la Direction générale de la santé, l’ARS mais aussi le Conseil national de l’ordre des pharmaciens. « J’attends que la justice reconnaisse la faute de l’État à n’avoir pas su protéger mon mari, confie Mme Djemoui à France 24. Je le fais pour honorer sa mémoire et son métier, qu’il adorait ».

La colère des professionnels qui exigent des preuves

Son cas n’est pas isolé. L’Ordre des médecins estime qu’une trentaine de praticiens libéraux sont morts en France. Des médecins généralistes reprochent au ministre de la Santé d’avoir trahi sa promesse de les équiper de masques FFP2. Raison pour laquelle une trentaine de médecins rassemblés avec le Collectif C19 ont, eux aussi, saisi la Cour de justice de la République. Ils mettent en doute la réalité des commandes passées par les autorités pour obtenir des moyens de protection des soignants et exigent des preuves.

Dans le domaine médical toujours, le Collectif Inter-Blocs, a également porté plainte le 25 mai contre les 32 hôpitaux de l’Hexagone. Travaillant avec de simples masques chirurgicaux, ils dénoncent là encore la pénurie de masques FFP2, destinés au personnel de réanimation, et pointe la responsabilité de l’État.

Les professions médicales ne sont pas les seules à monter au créneau. Le syndicat Unité SCP-Police-FO a annoncé, dès le 6 avril 2020, son intention de déposer plainte contre X pour mise en danger de la vie d’autrui. Le syndicat s’est associé à la démarche de la Fédération générale des fonctionnaires-Force ouvrière. Ils estiment avoir fait partie du « premier rideau » et à ce titre n’avoir pas été suffisamment protégés par leur hiérarchie.

Les municipales en question

D’autres enfin, portent plainte contre l’État pour avoir maintenu le premier tour des élections municipales. Chafia Zehmoul, candidate sans étiquette à Saint-Fons (Rhône), dans la banlieue de Lyon, est la première élue à avoir engagé des poursuites contre le gouvernement. « Je me suis lancée dans la campagne à 200 %, j’ai serré des mains, embrassé des gens. Et puis le lendemain de l’élection, je n’ai plus eu de nouvelles de certains membres de mon équipe, raconte l’élue de 51 ans à France 24. J’ai appris qu’ils avaient été hospitalisés. Deux d’entre eux sont morts, et deux de leurs proches le sont aussi. J’ai été choquée. » Depuis, avec ses colistiers et des militants, l’élue a créé Avaic19, pour « accompagner les victimes du coronavirus et leur obtenir des indemnités. »

« Toutes ces plaintes déposées n’ont rien de politique, conclut MFabrice Di Vizio, qui représente une grande partie des victimes. Et il ne s’agit pas de tomber dans un procès populaire. Il n’est question que de rechercher la vérité et ne pas laisser les victimes sur le bas de la porte ».

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