le gouvernement se retrouva sur le banc des accusés /
Les ministres devront-ils rendre des comptes sur leur gestion de la crise sanitaire ? Des dizaines de plaintes ont déjà été déposées devant la Cour de Justice de la République. Un phénomène massif, unique en Europe.
« Une nouvelle épidémie », c’est ainsi qu’au sommet du pouvoir on qualifie la frénésie judiciaire qui s’est déclarée ces dernières semaines. Ce « virus » est bien sûr infiniment moins préoccupant que le Covid-19, mais Emmanuel Macron s’en est tout de même inquiété publiquement, le 31 mars, lors d’une visite dans une usine de masques à Angers : « Toutes celles et ceux qui cherchent déjà à faire des procès alors que nous n’avons pas gagné la guerre sont irresponsables… »
Quelques jours plus tôt, Alain Finkielkraut entonnait, peu ou prou, le même refrain dans « le Figaro » :
« Pour rendre la tâche de ceux qui nous gouvernent encore plus difficile, on en fait les boucs émissaires de nos peurs primaires, on les traduit devant le tribunal de la bêtise surinformée […]. »
Depuis, à chaque interview, le philosophe se désole de cette recherche effrénée de « coupables » qui semble avoir contaminé la France. Et c’est tout juste si les « justiciers », briseurs d’union nationale, ne sont pas traités de grands malades.
Tout a commencé le 4 mars avec le Dr Emmanuel Sarrazin, membre de SOS Médecins à Tours et ancien directeur des urgences de l’hôpital de Saumur. Ce quadragénaire est, si l’on peut dire, le « plaignant zéro ». Le premier qui, en France, va « judiciariser » le coronavirus en saisissant le tribunal administratif de Paris pour obliger le gouvernement à fournir des masques au personnel soignant.
Nous sommes alors treize jours avant le début du confinement. Seuls les rassemblements de plus de 5 000 personnes sont alors interdits, Emmanuel Macron continue d’aller au théâtre, Olivier Véran, le ministre de la Santé, se montre rassurant, et, sur les plateaux de télévision, la plupart des experts décrivent le nouveau coronavirus comme une simple « grippette ». Le Dr Sarrazin, lui, est effaré :
« Je voyais les patients qui s’entassaient dans les salles de consultation, sans masques, sans gel, alors que le virus circulait déjà activement. »
C’est ce « déni collectif » et « l’inertie des dirigeants » qui, dit-il, a déclenché chez lui une « immense colère ».
La colère. Aujourd’hui, elle semble s’être propagée partout. Des dizaines de médecins, mais aussi des infirmières, des policiers, des juges, des avocats, des salariés du privé, des candidats aux élections municipales, des personnes infectées par le virus entendent réclamer des comptes aux responsables politiques, d’Edouard Philippe à Olivier Véran, en passant par celle qui l’a précédé à la Santé, Agnès Buzyn, par Muriel Pénicaud, ministre du Travail, ou par son collègue de l’Intérieur, Christophe Castaner.
Tous dans le viseur de collectifs, d’associations ou de citoyens « lambda » – près d’un million en moins de trois semaines ! –, qui ont signé des pétitions ou téléchargé des formulaires de plainte disponibles sur Internet. Un phénomène unique en Europe et inédit par son ampleur. Comme si la parole politique avait définitivement perdu son crédit et que seule la justice pouvait démêler les faits.
Ainsi, à Tours, si, un mois et demi après son recours devant le tribunal, le Dr Sarrazin porte enfin un masque et une blouse en plastique, c’est, s’indigne-t-il, « uniquement grâce à un ami carrossier » qui lui a procuré un équipement destiné aux peintres de son atelier. Idem pour les douze membres de son équipe de SOS Médecins. L’Etat, assure encore le médecin tourangeau, ne leur fournit aucun équipement : « La préfecture a commencé par réquisitionner les masques et autres protections, puis les a confiés à l’agence régionale de santé (ARS), qui devait normalement les “dispatcher” en fonction des besoins. Mais on n’a jamais rien vu venir. »
Las de pester contre ces « dysfonctionnements », il a créé avec deux de ses confrères, Philippe Naccache (généraliste à Montpellier) et Ludovic Toro (qui exerce en Seine-Saint-Denis), l’un des tout premiers collectifs de justiciables, C19, qui regroupe aujourd’hui près de 600 soignants et a déposé plainte contre Edouard Philippe, le 19 mars, devant la Cour de Justice de la République (CJR), seule institution apte à juger des membres du gouvernement.
Deux ans de prison et 30 000 euros d’amende
Le collectif C19 s’appuie, entre autres, sur les déclarations d’Agnès Buzyn (qui a affirmé dans « le Monde » avoir prévenu, dès le mois de janvier, le Premier ministre et le président de la République de la gravité de la crise sanitaire à venir) et sur l’article 223-7 du Code pénal, qui définit l’« entrave aux mesures d’assistance » :
« Quiconque s’abstient volontairement de prendre ou de provoquer les mesures permettant, sans risque pour lui ou pour les tiers, de combattre un sinistre de nature à créer un danger pour la sécurité des personnes est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. »
C’est Me Fabrice Di Vizio qui a rédigé la plainte. Avocat spécialisé dans les questions de santé, défenseur acharné de la médecine libérale (il bataille notamment pour que les cabinets de ville puissent faire de la publicité), on l’a vu apparaître ces derniers jours sur les plateaux télé, expression un brin illuminée et intonations véhémentes.
Lors de l’entretien, plus posé, qu’il accorde à « l’Obs », il fait l’autopsie de ce qu’il appelle « une crise de la dilution des responsabilités ». Selon lui, la pénurie de masques ne procède pas d’une volonté « machiavélique ». Au contraire, « tout le monde a cherché à s’en procurer ».
Mais, « entre Santé publique France, Bercy, le cabinet du ministre de la Santé, Matignon et l’Elysée, il y a eu un manque de coordination évident. Chacun a pensé que l’autre agissait, et à l’arrivée personne n’a rien fait ». Résultat, conclut l’avocat de C19, « un mensonge a été mis en place ».
Cette gestion approximative de la pandémie lui rappelle le grand scandale sanitaire des années 1980 – qu’il n’a connu qu’en observateur : l’affaire du sang contaminé. « A l’époque, il existait une incertitude scientifique pour savoir s’il fallait ou non chauffer le sang. Alors qu’a fait le Dr Garretta, directeur du Centre national de Transfusion sanguine ? Il a demandé son avis au directeur général de la Santé, qui a saisi le conseiller technique du ministre, qui a programmé une réunion de cabinet… Et, pendant tout ce temps, on a continué à ne pas chauffer. »
Responsabilité politique ou responsabilité pénale ?
Est-ce si simple ? Est-ce fondé et, surtout, possible ? L’avocat François Honnorat, qui plaida lors du procès du sang contaminé, n’en est, lui, pas si sûr : « Que le gouvernement ait sous-estimé la pandémie, cela paraît évident. Mais, à ce stade, cela relève, semble-t-il, davantage de la responsabilité politique que de la responsabilité pénale. » D’autant que la crise du coronavirus est mondiale et que peu de pays l’ont affrontée sans errements.
Pour Me Honnorat, la précipitation à saisir la CJR semble davantage motivée « par des fins polémiques et politiques que par un raisonnement juridique ». Autrement dit, les risques d’instrumentalisation ne sont pas à écarter. Fabrice Di Vizio n’a-t-il pas été le secrétaire national du Forum des Républicains sociaux, le futur Parti chrétien-démocrate de Christine Boutin, en 2007 ? Et l’un des trois médecins à l’origine du comité C19, Ludovic Toro, maire de Coubron (Seine-Saint-Denis), n’émarge-t-il pas à UDI ?
Des arrière-pensées politiques, il y en a peut-être aussi derrière Corona Victimes, un autre comité de plaignants, qui compte, parmi ses fondateurs, des militants ayant appartenu à la galaxie des « insoumis » ou à celle du député européen Raphaël Glucksmann.
Et que dire de Bruno Gaccio ? L’ancien auteur des « Guignols de l’info », soutien des « gilets jaunes », est à l’initiative d’un site internet destiné à faciliter les recours juridiques en proposant des plaintes prérédigées. Les personnes qui ont contracté le coronavirus n’ont plus qu’à adresser celles-ci au parquet le plus proche de leur domicile.
« Nous ne sommes pas un mouvement politique, mais une union citoyenne », réplique le psychologue marseillais Lucien Cavelier, qui jure n’avoir « aucune attache partisane », mais qui a lancé sur le web la pétition « Vos décisions, nos vies… Non, on n’oubliera pas nos morts ! » (plus de 500 000 signatures), pour soutenir les procédures lancées contre les ministres.
Le psy, ulcéré par les propos d’Emmanuel Macron dépeignant les plaignants en « irresponsables », se défend d’être un « coupeur de têtes ». Il veut « la vérité », attend des explications sur ce qu’il appelle les « aveux » d’Agnès Buzyn au lendemain des municipales et espère que la Cour de Justice de la République pourra œuvrer « en toute indépendance ».
Encore faut-il que les plaintes aboutissent. Plus d’une trentaine sont déjà entre les mains de la commission des requêtes de la CJR. Les procureurs du pôle santé publique du parquet de Paris vont également avoir fort à faire. Plusieurs fronts s’ouvrent en même temps. Côté personnel soignant, outre le comité C19, la CFDT, elle aussi, exige des poursuites. Sa section lyonnaise a déposé une plainte contre X pour « homicides involontaires ».
« Rien qu’aux Hospices civils de Lyon, on dénombre à ce jour 500 professionnels contaminés, déplore la confédération. Ils n’ont pas à être des héros, ils doivent travailler sans mettre leur vie en danger. »
Le même argument est avancé par le syndicat de policiers Vigi, minoritaire et classé à gauche, qui a engagé un recours contre Christophe Castaner et son secrétaire d’Etat, Laurent Nuñez, pour « mise en danger délibérée de la vie d’autrui ». Ou par la CGT Commerce, qui reproche à Muriel Pénicaud un délit d’« atteinte involontaire à la vie », en raison de l’absence de protections pour les salariés de la grande distribution.
Le Conseil d’Etat ou la voie pragmatique
Certains assesseurs ou candidats aux municipales, qui ont participé au scrutin du 15 mars, veulent eux aussi traduire les « responsables » devant la Cour de Justice de la République. « Le soir du dépouillement, nous étions les uns sur les autres, sans respect des distances de sécurité, et sans masques », accuse par exemple Nadia Bouhezza.
Cette mère de trois enfants, qui s’est présentée à Marseille sur la liste Les Républicains dans les 15e et 16e arrondissements, a été testée positive au Covid-19 deux jours après le premier tour. « Castaner nous a jetés en pâture face au virus, s’emporte-t-elle. Sa désinvolture me scandalise. Le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur ont envoyé des gens à la mort en connaissant parfaitement les risques. »
En comparaison, les nombreux recours (plus de soixante-dix à ce jour, soit trois fois plus que d’ordinaire) déposés devant le Conseil d’Etat paraissent plus pragmatiques. Ils visent l’efficacité.
Alors que la CJR doit, avant de renvoyer des ministres à leur éventuelle responsabilité pénale, mener des enquêtes longues de plusieurs années, à l’issue toujours incertaine, le Conseil d’Etat, lui, a le pouvoir d’imposer au gouvernement de prendre des mesures en urgence pour limiter la survenue d’un risque.
C’est le chemin qu’a choisi d’emprunter l’ancien mathématicien de l’université de Jussieu Michel Parigot, qui fut le lanceur d’alerte dans le scandale de l’amiante, pour tenter d’obtenir au plus vite la garantie de soins palliatifs dans les Ehpad : « Actuellement, ces traitements manquent, explique-t-il. Or la fin de vie des malades du coronavirus est très douloureuse puisqu’elle conduit à un décès par étouffement. On ne doit pas les laisser mourir comme des bêtes. » Le 16 avril, le Conseil a rejeté sa demande.
La voie du Conseil d’Etat, même étroite, est aussi celle privilégiée par le barreau de Paris. Depuis le début de la crise sanitaire, le bâtonnier Olivier Cousi ne cesse de réclamer « du gel, des masques, l’installation d’hygiaphones » pour les avocats qui rencontrent des détenus ou plaident dans les tribunaux. En vain.
« La réponse de la chancellerie s’est limitée à une succession d’injonctions contradictoires », résume Olivier Cousi. C’est ainsi que le d’ordinaire fort peu revendicatif conseil de l’ordre en est arrivé à déposer un référé pour que « la justice soit reconnue comme un service public essentiel ».
Au barreau de Toulouse, un autre avocat, Christophe Leguevaques, a entamé une démarche plus originale auprès du Conseil d’Etat, auquel il demande de « geler les 50 milliards de dividendes du CAC 40 ». L’article 12 du préambule de la Constitution de 1946 le stipule :
« La Nation proclame la solidarité et l’égalité de tous les Français devant les charges qui résultent des calamités nationales. »
Voilà pourquoi, selon Me Leguevaques, il n’est pas envisageable que « quelques grands groupes gaspillent des milliards alors que les PME ou les plus modestes des contribuables sont durement mis à contribution ». Son référé, on s’en doute, a peu de chance de prospérer, mais il est soutenu par un millier de personnes, qui ont déclenché une action collective.
Un succès en forme de symbole de cette judiciarisation croissante de l’action publique, que le coronavirus ne fait qu’amplifier. Les politiques n’en ont pas terminé avec cette « épidémie ».