« Vous n’avez rien, c’est dans la tête »

Tribune

Constatant des symptômes pour lesquels ils ne voient pas d’explication, les médecins doivent pouvoir communiquer avec leurs patients tout en sachant reconnaître leurs limites. Une tribune de Stéphane GAYET, médecin des hôpitaux, CHU de Strasbourg.

« Vous n’avez rien, c’est dans la tête » : Voilà une phrase accablante, qui terrasse la personne qui la reçoit. En médecine, beaucoup de diagnostics sont habituellement faciles à poser (pharyngite, bronchite, infection urinaire, migraine, lombosciatique, insuffisance respiratoire, ictère…), tandis que d’autres nécessitent des examens complémentaires et du temps.

Mais il existe également des états pathologiques qui, malgré la réalisation de beaucoup d’investigations, mettent le médecin en échec. C’est typiquement le cas d’une personne qui allègue diverses doléances, très souvent des symptômes généraux de type fatigue, manque d’entrain, difficultés de l’attention et de la concentration, diminution de l’appétit, ainsi que des signes fonctionnels ayant généralement une composante neurologique ou digestive. Parfois, le tableau présenté se résume à ces derniers. Parfois, il peut s’agir de douleurs de différents types (sensation de brûlure, déchirure, striction, piqûre d’aiguille, courant électrique…), d’un mal de tête fluctuant, de sensations de fourmillements, d’une gêne visuelle, d’une diminution de la force musculaire dans tel ou tel membre, de troubles de l’équilibre, etc.

Cependant, l’ensemble des examens effectués ne permet pas d’établir un diagnostic précis. Si l’état général de la personne n’est pas inquiétant et donne l’impression qu’il n’existe pas de maladie grave et évolutive – de type cancer ou autre -, le médecin est perplexe. Il ne trouve pas de maladie à attribuer à cette personne. Il la voit plusieurs fois et constate que son état est relativement stationnaire. Cette personne lui demande : « Alors, avez-vous fini par trouver ce dont je souffre ? » Il se trouve face à un mur, dans une situation d’impuissance. Que faire, que dire ?

C’est alors qu’une étincelle se produit dans son esprit. Le diagnostic de maladie psychosomatique semble opportun : c’est le psychisme qui rend le corps (le soma) malade ; c’est lui et lui seul qui explique les troubles allégués. Pour pallier l’échec de ses recherches, le médecin saisit donc cette opportunité salvatrice. Il décide de formuler son verdict : « Vous n’avez rien : c’est dans la tête. »

Cette phrase lapidaire est accablante : elle abat le plus souvent la personne qui reçoit ce « diagnostic » et contribue à la faire douter de la médecine. Pourquoi ? « Vous n’avez rien » : mais il s’agit d’une personne fatiguée qui souffre, se rend compte qu’elle est en mauvaise santé ; or, on lui dit qu’elle n’a rien. Cette affirmation est humiliante et même dédaigneuse. « Vous n’avez rien » signifie : ce dont vous vous plaigniez n’est rien. Mais comment peut-on inventer un symptôme ? Pour qui, pour quoi ?

Le pire est certainement : « c’est dans la tête ». Qui peut démontrer et affirmer que le psychisme, le cerveau est capable de créer ex nihilo une maladie du corps ? Dans la comédie « Le malade imaginaire », écrite au XVIIe siècle par Molière, Toinette (III, 10) attribue tous les symptômes d’Argan à ses poumons. Nous sommes au XXIe siècle et il existe encore des professionnels qui attribuent tous les symptômes d’une personne à son cerveau. « C’est dans la tête » : cette deuxième phrase aussi lapidaire que la première continue à désemparer la personne souffrante ; elle la culpabilise de façon insensée, cynique et non déontologique. Cette culpabilisation injuste aggrave encore son état. Parfois, le praticien ajoute : « Vous avez besoin de repos. »

Ce type de consultation se solde souvent par la prescription d’une benzodiazépine, c’est-à-dire un anxiolytique ou tranquillisant. Dans le pire des cas, la personne est dirigée vers un psychiatre. En toute honnêteté, celui-ci affirmera que les doléances de ladite personne ne relèvent pas de la psychiatrie. Cependant, il arrive qu’elle fasse l’objet d’une prescription d’antidépresseur ou même de neuroleptique. Plus qu’ubuesque, c’est révoltant.

Pourquoi ne pas avoir dit à la personne souffrante ? : « Tous les examens qui paraissaient nécessaires ont été faits et ils n’ont pas permis de trouver la cause de votre état ; je crois pouvoir affirmer que vous n’avez rien de grave, mais il faut rester prudent ; on va se donner un peu de temps et revoir votre cas d’ici quelques semaines ; en attendant, je vous propose un traitement symptomatique qui devrait vous aider. Qu’en pensez-vous ? » C’est une réponse professionnelle : ni méprisante, ni humiliante, ni culpabilisante. Elle est digne de la profession médicale et d’une médecine occidentale moderne qui est attentive, respectueuse, et prudente, qui procède d’une démarche rigoureuse et s’appuie sur l’état actuel de la science.

Plus tard, parfois bien plus tard, on pourra peut-être poser un diagnostic de forme atypique d’une maladie infectieuse (maladie de Lyme prolongée…), auto-immune (sclérose en plaques…), tumorale bénigne (tumeur neurologique, vasculaire…), tumorale maligne (maladie de Hodgkin, lymphome malin non hodgkinien…), ou encore dégénérative (disque intervertébral, moelle épinière…), etc. Dans d’autres cas, on osera un diagnostic de fibromyalgie, syndrome encore insuffisamment caractérisé.

La complexité du corps humain est infinie ; une personne qui se plaint est une personne qui souffre vraiment : qui peut s’autoriser à en douter et lui dire qu’elle n’a rien ?

 

Source: https://www.la-croix.com/Debats/Vous-navez-rien-cest-tete-2020-08-05-1201107924