Quand les professionnels de santé sont menacés, nous le sommes tous.lors d’une conférence de presse
Combien de soignants ont contracté la maladie en France depuis le début de l’épidémie ? Aujourd’hui encore, personne n’a de réponse exhaustive. « Nous sommes le pays de la bureaucratie et nous passons notre temps à remplir des papiers », soupire Emmanuelle Seris, déléguée dans le Grand-Est de l’Association des médecins urgentiste de France (Amuf). « Mais le jour où nous avons besoin de déclarer quelque chose à grande échelle, plus rien ! » Comme elle, cela fait des semaines que plusieurs acteurs de la santé réclament un recensement des cas dans leurs rangs, afin de prendre la mesure de la crise sanitaire.
Des données nationales encore partielles
Un premier pas a été accompli à la mi-mai, quand Santé publique France a publié quelques données brutes concernant les établissements de santé après la mise en place d’une surveillance le 22 avril. Selon le dernier bulletin hebdomadaire disponible, quatorze salariés ont perdu la vie, dont quatre médecins, trois aides-soignants, un professionnel de santé « autre » et six professionnels non soignants. Plus largement, au moins 28 050 professionnels des établissements de santé ont été infectés ou considérés comme « cas probables » depuis le début de l’épidémie en France.
S’il est impossible de connaître avec détail l’origine des contaminations – intra ou extra-hospitalière – cela représente tout de même 23 645 professionnels de santé et 2 828 personnels non soignants dans les 1 154 hôpitaux publics et privés qui ont rempli le formulaire de déclaration. Problème : ces données restent partielles car il existe en réalité plus de 3 000 établissements de santé disposant de capacités d’hospitalisation.
Contactée par franceinfo, Santé publique France reconnaît que ces chiffres portent simplement sur « environ 40% des établissements de santé » et qu’il est donc possible qu’un « plus grand nombre » de soignants aient été réellement touchés. D’autant que ces données nationales ne permettent pas de prendre en compte les disparités régionales, notamment en Ile-de-France, dans le Grand-Est et dans les Hauts-de-France, car les Agences régionales de santé (ARS) n’ont pas été associées à ce programme de surveillance.
De la nécessité d’enquêtes plus poussées
Reste que parmi les personnels les plus touchés, les infirmiers (29%) et les aides-soignants (24%) représentent à eux seuls plus de la moitié des cas testés positifs par PCR ou reconnus comme « cas probables » par le référent de l’établissement. Sans les effectifs globaux, il est toutefois difficile de connaître le taux d’infection par profession – à ce sujet, Santé publique France promet des « analyses complémentaires ».
Dans les établissements qui ne disposent pas d’un service de santé au travail, « les motifs des arrêts de travail prescrits par un médecin traitant ne sont pas toujours connus », souligne Jean-François Gehanno, professeur de médecine du travail au CHU de Rouen. Par ailleurs, certains établissements parlent en équivalent temps plein (EQT), d’autres en personnes physiques. Enfin, certains vacataires travaillent aussi en libéral ou dans le privé. Il est donc difficile d’établir un ratio à partir des effectifs globaux.
Avec 8 113 cas recensés, toutefois, le taux d’infection serait au moins de 1,8% chez les 430 000 infirmiers hospitaliers. Un chiffre bien en deçà des projections de l’Institut Pasteur, qui évalue autour de 5% la prévalence de la maladie dans la population. « Des enquêtes plus poussées auraient pourtant dû être menées dans les hôpitaux », estime Laurent Laporte, cadre de santé à Cadillac (Gironde) et responsable au sein de la CGT-Santé. « Ils ne l’ont pas fait car ils faisaient déjà face à une série de difficultés avec les masques et les tests. »
Les hôpitaux ont une incapacité à témoigner des contaminations de leurs personnels. La médecine des services a également failli, en jouant trop souvent le jeu des directions et en faisant évoluer les recommandations sanitaires au gré de la disponibilité des stocks.à franceinfo
Santé publique France s’appuie sur les tests positifs et les symptômes évocateurs pour dresser son bilan. Mais des dépistages plus poussées permettraient sans doute d’obtenir un aperçu plus fidèle de la situation.
Le Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes réanimateur élargi (SNPHAR-E) a mené de son côté une enquête déclarative entre le 7 et le 17 avril, afin de mesurer l’accès des personnels aux tests dans les établissements de santé. Le tiers des 1 305 répondants ajoutait que l’obtention d’un dépistage était soumise à l’approbation « d’un cadre hiérarchique ou fonctionnel ». Le niveau d’information est également disparate selon les cas, puisque 24% des participants affirmaient connaître le nombre de soignants positifs dans leur établissement, contre 37% qui n’avait aucunement accès à cette information.
Dans le service des urgences de Sarreguemines, par exemple, Emmanuelle Seris comptabilise quatre médecins malades (25% du total) ainsi que sept personnels paramédicaux (10%), le plus souvent au début de l’épidémie. Mais elle n’a toujours pas connaissance du nombre de cas dans son établissement, malgré une demande formulée il y a plusieurs semaines lors d’une réunion de crise.
Un tableau épidémiologique incomplet
La reconnaissance en accident ou en maladie du travail, actuellement à l’étude, permettra sans doute d’avoir des données collectives aujourd’hui difficiles à établir, estime Jean-François Gehanno. Mais la mise en place de tests sérologiques pourra jouer également un rôle épidémiologique important en recensant l’intégralité des cas asymptomatiques, paucisymptomatiques et symptomatiques dans les hôpitaux. Alors que l’AP-HP recensait 4 500 personnels positifs au Covid-19 sur un total de 100 000 (4,5%), son directeur général Martin Hirsch estimait, le 13 mai dernier, que la sérologie mettra prochainement en évidence un nombre « beaucoup plus élevé » de salariés en contact avec le virus.
Je ne vois pas comment le taux d’atteinte du virus ne serait pas plus élevé [pour les personnels de l’hôpital] que dans l’ensemble de la population confinée de la région dans laquelle ils vivent.lors d’une audition au Sénat
Dans les hôpitaux Avicenne à Bobigny, Jean-Verdier à Bondy et René-Muret à Sevran, par exemple, 800 des 4 500 personnels ont été pris en charge par un centre spécialement mis en place. Soit 17% des effectifs. « Les tests étaient au départ filtrés pour les personnels avec des symptômes aggravés, car il y en avait trop peu, explique Olivier Bouchaud, chef du service des maladies infectieuses. Nous allons faire une offre de test sérologique à tous les personnels du groupe qui le souhaitent. »
Nous n’avons jamais eu de données fines pendant l’épidémie et si des chiffres ont tardé à être publiés, c’est justement que les données étaient imprécises.à franceinfo
« Les chiffres doivent être précis et qualitatifs pour avoir du sens », abonde la professeure Samira Fafi-Kremer, cheffe du service de virologie du CHU de Strasbourg. « Par ailleurs, ils incriminent la façon de travailler à l’hôpital alors que ça n’est pas vrai », poursuit la chercheuse, qui doit prochainement publier les résultats d’une étude portant notamment sur les différences entre services et les chaînes de transmission.
« Par exemple, la plupart des aides-soignants qui ont contracté la maladie dans notre laboratoire ont été contaminés à l’extérieur. »
De son côté, le Haut Conseil à la santé publique estime que l’incidence du Covid-19 chez les professionnels de santé de l’AP-HP a évolué de la même manière que dans les populations diagnostiquées dans ses établissements. Ainsi, le nombre de cas signalés dans le personnel a lui aussi diminué avec le confinement et la mise en place du port du masque par les professionnels, même quand le nombre de patients hospitalisés augmentait.
Ces données suggèrent une acquisition de l’infection par les professionnels plus d’origine communautaire [en dehors de l’hôpital] que liée à l’exposition à des patients infectés.dans un avis publié le 27 mai
« Il est difficile de savoir si les gens ont été contaminés dans leur exercice professionnel ou dans leur vie personnelle », confie Olivier Bouchaud. Mais le professeur se penche également sur les conséquences à plus long terme. Sur la base du volontariat et de l’anonymat, un suivi sur six mois va être proposé aux personnels concernés d’Avicenne concernés, afin d’évaluer les éventuelles séquelles pulmonaires et psychologiques de la maladie et de l’épisode épidémique (dépression, psychotraumatisme, consommation d’alcool, de tabac et de drogue).
Pas de données pour la médecine de ville
La situation est encore plus difficile à évaluer en médecine dite « de ville », faute de données centralisées au niveau national. Contactée par franceinfo, la Caisse autonome de retraite des médecins de France (Carmf) estime que 6 000 des 123 900 médecins libéraux ont contracté la maladie ou ont réclamé un arrêt en raison de facteurs de risque. Ce chiffre s’appuie sur la récente modification statutaire qui permet aux professionnels d’obtenir une indemnité dès le premier jour d’arrêt, alors que le délai pour en bénéficier est normalement de trois mois.
Ainsi, 5% des médecins libéraux auraient contracté le Covid-19, soit une proportion similaire à celle de la population générale. Mais ces chiffres sont sans doute en deçà de la réalité, estime Mickaël Riahi, vice-président de la Confédération des syndicats médicaux français (CSMF) car « même en cas d’arrêt de travail, tous les médecins n’ont pas demandé leur indemnité ». Avec plusieurs confrères, ce médecin généraliste propose depuis plusieurs semaines donc la création d’un registre en croisant la base de la CAF, celle de la Cnam et une plateforme déclarative.
Ces chiffres permettraient de refléter tous les problèmes rencontrés au départ, notamment le manque de masques et de matériel.à franceinfo
A la fin mars, pourtant, Jérôme Salomon n’était guère favorable à la création d’un tel registre. « Des professionnels de santé ne souhaitent pas être associés à cette démarche, estimait alors le directeur général de la santé. Ils ne souhaitent pas que l’on tienne un décompte, un peu macabre du nombre d’infirmières, d’aides-soignants, de médecins qui sont infectés. » Mais selon Mickaël Riahi, ces données sont pourtant essentielles : « Nous sommes tout de même dans l’exercice de nos fonctions. »
L’impossible recensement des infimiers
Le recours aux téléconsultations, notamment pour les cas suspects de Covid, a pu limiter l’exposition de ces professionnels. Mais toujours selon la Caisse autonome de retraite des médecins de France, 40 médecins sont morts du Covid-19, dont 14 à la retraite – il n’est pas précisé si ces derniers participaient ou non à la réserve sanitaire. « La moyenne d’âge des médecins décédés est de 64,3 ans et nombre d’entre eux étaient donc à la porte de la retraite [65 ans en moyenne]« , selon le docteur Thierry Lardenois, qui préside de la Carmf. « Ils auraient pu aller se cacher dans un trou de souris mais l’immense majorité des 60 000 généralistes libéraux a continué à assurer des consultations en présentiel. »
C’est important de rendre hommage à ces hommes et ces femmes morts pour leur profession. Ils sont allés se battre en se débrouillant pour trouver des masques. C’était suicidaire au début. Ça me fait mal pour les confrères.à franceinfo
Un flou qui se retrouve chez les infirmiers, l’une des rares professions à maintenir les visites à domicile. Mais leur caisse de retraite – Carpimko – ne dispose pas de données sur l’ampleur des contaminations. Selon nos informations, toutefois, trois infirmiers libéraux, deux masseurs-kinésithérapeutes et un pédicure-podologue sont morts du Covid-19 dans l’exercice de leurs fonctions.
« Toute la difficulté est de savoir si les infirmiers ont contracté la maladie durant leur activité professionnelle ou dans leur vie privée », note Patrick Chamboredon, président de l’Ordre des infirmiers. « Nous avons des infirmiers dans le public, le privé, dans l’Education nationale et des libéraux. Nous n’arrivons donc pas à faire le recensement. » Selon lui, la publication de chiffres transparents permettrait de souligner l’engagement des infirmiers pendant la période, mais aussi de restaurer une certaine confiance chez les patients. Car certains « n’ouvraient plus leurs portes aux infirmiers » pendant le pic épidémique.
Le nombre de décès dans les différentes professions de santé est encore provisoire et complété bon an mal an par les différents conseils ordinaux. « La profession n’est heureusement pas une donnée obligatoire sur les avis de décès ou sur les déclarations épidémiologiques des cas, rappelait ainsi Jérôme Salomon dans un entretien au Quotidien du médecin. Le secret médical permet de conserver l’anonymat des patients, quelle que soit leur profession. »
Peu d’enquêtes et rares sont les répondants
Rares sont les initiatives à se pencher sur la question de la médecine de ville. Le Groupe d’étude sur le risque d’exposition des soignants aux agents infectieux (Geres) mène tout de même une enquête individuelle ouverte à tous les professionnels de santé, avec le soutien de Santé publique France. Ces formulaires doivent permettre d’en apprendre davantage sur les circonstances des contaminations, mais au 19 mai, seuls 1 800 formulaires avaient été reçues par l’association, dont 13% issus de professionnels de ville (une centaine de médecins). Cette enquête au long cours pourrait d’ailleurs prendre plusieurs mois avant de livrer ses premiers résultats.
Notre rôle est qualitatif, afin de mettre en place une meilleure prévention auprès des professionnels de santé.à franceinfo
« Nous espérons toucher davantage la ville, car nous avons quand même déjà une idée de ce qu’il se passe dans les établissements de santé », explique Dominique Abiteboul. Toute la difficulté sera d’évaluer l’origine des contaminations car les professionnels « peuvent l’avoir contracté au contact avec des malades, entre soignants ou dans la communauté, comme tout un chacun ». Les répondants doivent donc préciser autant que possible les procédures en cours lors de leur contamination, la nature de leur service et la présence éventuelle présence de patients atteints du Covid-19.
En attendant le résultat de ces études qualitatives, la reconnaissance éventuelle du Covid-19 en maladie ou en accident du travail pourrait également permettre de centraliser les données de contaminations. « La Covid se trasforme en maladie chronique et c’est une vraie diffiiculté », résume Patrick Chamboredon. Le recensement doit être un premier pas pour « revaloriser et réenchanter la profession. »